Corps, genre et société

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Sous l’œil de Manger Bouger

L’activité physique fait appel au corps et à son mouvement, interrogeons alors l’idée de bouger face aux normes existantes dans la société et au genre des personnes. Comment faire pour être bien dans son corps, prendre soin de sa santé en suivant les recommandations de l’OMS en matière d’activité physique ? Sommes-nous alors toutes et tous disposés à « plus bouger », à être plus actif, à pratiquer un sport ? Qu’est-ce qui nous empêche ou au contraire nous incite ?

Prendre soin de soi, de son corps. Entre culte du corps et corps sculpté, le corps est de plus en plus exposé, sur les réseaux sociaux, dans les médias. Cette exposition des corps s’accompagne de normes sociales, bien souvent différentes pour les femmes et les hommes. Face aux normes véhiculées par la société, des pistes se dessinent pour changer le regard porté sur les corps. Entretien tous azimuts avec Claire Martinus, chargée de cours en sociologie et anthropologie à l’Université de Mons. Dans le cadre du Master de spécialisation en études de genre, elle dispense un cours dédié au corps et au genre.

Nous aimerions parler ici du « culte du corps ». Avant de commencer, comment définiriez-vous cette notion ?

Le culte du corps, pour moi, c’est une approche qui vise à montrer qu’il y a un travail du corps qui se fait dans un objectif de développement individuel et personnel. D’un point de vue anthropologique, le « culte » est un terme intéressant car il fait référence au religieux. L’associer au corps, c’est donc très symbolique. On place le corps au centre. Le culte du corps, c’est donc aussi une vision presque sacrée du corps, comme quelque chose qu’il faut à tout prix protéger, aimer. Depuis une centaine d’années, le corps est perçu comme le premier élément de l’interaction sociale.

« Le culte du corps, c’est donc aussi une vision presque sacrée du corps, comme quelque chose qu’il faut à tout prix protéger, aimer« 

Comment cette vision du corps a évolué ces dernières décennies, avec l’arrivée des médias et d’internet ?

Avec le développement des technologies de l’information et de la communication, il y a eu une exposition du corps dans des médias et une diffusion planétaire des normes corporelles. Le corps est davantage encore au centre de l’interaction humaine. Même s’il y avait des prémices de ce phénomène avant ces années-là, beaucoup de sociologues parlent de la mondialisation des années ‘90 comme point de bascule vers une globalisation des normes de beauté. On peut, par exemple, observer dans ces années-là, la valorisation de l’extrême minceur chez les femmes, avec la médiatisation de mannequins comme Naomi Campbell ou Cindy Cawford, qui sont parmi les premières à avoir été autant visibles à travers le monde. Ça ne veut pas dire que tout le monde s’est mis à ressembler à ces corps-là ou à vouloir leur ressembler, mais ça a eu une incidence sur les représentations du corps.

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Est-ce que cette mondialisation va de pair avec l’individualisation à l’œuvre dans notre société ? Plutôt que d’être dans le collectif, dans la conscience de l’autre, on se replie sur soi-même et donc, sur son corps ?

Oui, c’est notamment la réponse donnée par le sociologue français David Le Breton, qui a écrit entre autres le petit ouvrage Sociologie du corps, dans la collection « Que sais-je ? ». Dans ses travaux, il affirme que dans les années ’80-’90, donc en même temps que l’émergence des technologies de l’information et la communication, il y aurait eu une forme d’individualisation des normes corporelles. On a l’impression qu’avec l’individualisation, il n’y a plus autant de normes, donc que tout le monde aurait la liberté de faire à son goût, qu’il y aurait une possibilité infinie de se définir à travers le vêtement, le maquillage ou toute transformation du corps. Mais David Le Breton dit qu’en réalité, il s’agit d’une multiplication des normes. Prenons pour exemple celui assez récent des grandes marques de mode qui commencent à produire des gammes de vêtements non genrés ou non binaires. Finalement, ce n’est qu’ajouter une case parmi d’autres. Il faut donc être prudent avec l’idée qu’il y aurait une totale liberté des individus de se définir. Ce mirage de la liberté, ce n’est qu’une augmentation des produits, des objets, des mécanismes qui sont disponibles pour transformer et modifier son corps. C’est donc étroitement lié à notre société de consommation.

« Ce mirage de la liberté, ce n’est qu’une augmentation des produits, des objets, des mécanismes qui sont disponibles pour transformer et modifier son corps. »

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Vous vous penchez, entre autres, sur la mode et les tendances vestimentaires pour observer les normes genrées à l’œuvre sur les corps, leur mouvement, l’activité physique. Auriez-vous des éléments à partager à ce sujet ?

Une des études que je trouve particulièrement intéressante dans ce domaine est celle menée par la sociologue Christine Bard. Elle a fait un très bel historique de la manière dont le vêtement et la mode se sont développés dans le temps et le lien avec les questions de genre. On sait que les femmes, longtemps, ont été contraintes de porter des vêtements qui ne permettaient pas la mobilité, qui ne permettaient pas l’usage de l’espace de la même manière que les hommes. Le corset, les très longues robes et d’autres éléments vestimentaires empêchaient la mobilité des femmes et les maintenaient dans une forme de discrétion. Cela les freinait aussi dans leurs activités physiques.

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« les femmes, longtemps, ont été contraintes de porter des vêtements qui ne permettaient pas la mobilité, qui ne permettaient pas l’usage de l’espace de la même manière que les hommes »


De nos jours, les femmes sont plutôt victimes d’une hypersexualisation de leur corps et cela se remarque par exemple dans le domaine du sport, professionnel ou amateur. Il suffit de renter dans un grand magasin spécialisé en vêtements et équipements de sport pour constater que le short cycliste pour femmes aura 10 cm de moins de celui au rayon hommes. Les attributs physiques seront toujours davantage mis en valeur. C’est lié à ce que dans le féminisme, on qualifie d’ « objectification1 » du corps des femmes. Alors c’est valable aussi dans les vêtements du quotidien. Il y a peu d’hypersexualisation dans les vêtements masculins mais beaucoup chez les femmes.

En quoi les normes véhiculées par la société touchent différemment l’image du corps des femmes et des hommes ? Pourriez-vous donner quelques exemples ?

On vient d’évoquer l’hypersexualisation des corps des femmes. La disponibilité sexuelle des femmes, à savoir les femmes comme objet de procréation, comme corps sexualisé, a une incidence sur cette stigmatisation du corps des femmes, bien plus que celui des hommes.
Actuellement, il y a beaucoup de contenus médiatiques qui privilégient l’investissement dans la force physique pour les hommes. Je pense notamment à ces contenus masculinistes2 qui circulent sur les réseaux sociaux. C’est à la fois une réaction au mouvement féministe et à la fois quelque chose qui a toujours été présent, mais rendu beaucoup plus visible avec les médias. Le fait que les femmes prennent des places principalement occupées par des hommes auparavant peut avoir tendance à créer une forme d’incertitude chez les hommes. Je reviens là à l’approche du sociologue David le Breton au sujet de la société du risque global. Ce qui est considéré par certains hommes comme le « risque féministe » pourrait induire à un repli sur soi et à un investissement encore plus fort dans les caractéristiques masculines, au centre desquelles figure la force physique.

« il y a beaucoup de contenus médiatiques qui privilégient l’investissement dans la force physique pour les hommes »


Selon moi, il faut aussi analyser les tendances par rapport au corps des hommes en fonction du contexte géopolitique. L’image du corps de l’homme musclé et fort est une image qui a tendance à revenir dans des situations de conflit où la paix est menacée, par exemple. Il y a donc la question des médias, de la diffusion d’images de corps très musclés, mais il y a aussi d’autres aspects, le contexte politique, culturel et social.
Un élément assez central en matière de normes et de tendances autour du corps masculin et qui fait partie de ce concept de masculinité, c’est aussi l’idée que ce qui est féminin est quasiment systématiquement dévalorisé. S’approprier des attributs considérés comme féminins va avoir des conséquences sur le regard qu’on porte aux hommes. Il y a beaucoup de travail pour faire accepter, du côté masculin, l’utilisation d’attributs qui sont plutôt considérés comme féminins. Un homme qui va porter une jupe dans des espaces publics risque très fortement de subir certaines formes de violence. Alors que les femmes, elles, ont pu déjà depuis longtemps s’approprier des attributs masculins. Ceci dit, cela n’empêche que les femmes, qu’on pourrait imaginer libres dans leurs choix vestimentaires, doivent faire face à des violences et du harcèlement, par exemple lorsqu’elles portent une minijupe.


« Il reste cependant des domaines où les femmes ne peuvent pas s’approprier des attributs masculins. Je pense par exemple au culturisme« 

Il reste cependant des domaines où les femmes ne peuvent pas s’approprier des attributs masculins. Je pense par exemple au culturisme. Dans ce domaine, les femmes sont souvent critiquées pour avoir une musculature trop forte, un corps considéré comme trop masculin. Être trop masculine pour une femme c’est mal perçu. Les femmes se mettent alors des limites, en lien avec le regard des autres. Alors que du côté des hommes et de la pratique sportive intense, il n’y a pas de limites. On est dans la valorisation du muscle.

Et si l’on parle des normes et du genre sur le corps sous l’angle de l’alimentation et de la santé, les femmes sont souvent soumises à des injonctions assez strictes, qui parfois conduisent à des risques pour leur santé…

Oui, on en vient là aux problèmes de santé liés aux troubles du comportement alimentaire, les TCA. Beaucoup de recherches montrent que les garçons sont très peu concernés par cette maladie. Par exemple, cette étude française de Claire Scodellaro, maîtresse de conférences en démographie, montre que les personnes qui sont hospitalisées pour des troubles du comportement alimentaire sont à 97% des jeunes femmes. Ce sont les femmes qui sont soumises aux normes et aux diktats du corps. Par contre, l’extrême minceur n’est pas valorisée chez les garçons. C’est la musculature qui est valorisée. Certes, il peut y avoir de gros risques chez les garçons dans le culte du corps, notamment par la prise de produits, de protéines, et l’arrêt d’une alimentation correcte et suffisante. Mais ce ne sont donc pas les mêmes problématiques.

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Est-ce que le regard sociétal porté sur le corps des femmes évolue ? Quels sont les leviers, les pistes individuelles et collectives qui font bouger les lignes ?

Il y a des évolutions. Grâce aux mouvements et aux approches féministes, on a vu des remises en question de cette normativité du corps chez les femmes. Plusieurs approchent existent, dans des formes variées de féminisme, prônant la liberté de son corps. Par exemple, le mouvement Freedom Nipples qui vise à ne pas porter de soutien-gorge pour plus de confort, par exemple. Mais en même temps, cela implique un travail de déconstruction et d’éducation, pour que les hommes apprennent que ce n’est pas parce qu’on voit un morceau de chair que le corps des femmes est disponible pour l’acte sexuel.

« Si vous avez besoin de faire du sport, faites-le si ça vous permet de vous sentir mieux. Mais il ne faut pas se sentir obligé·e de faire du sport pour pouvoir correspondre à des normes physiques. »

En termes de pistes collectives, il y a aussi des mouvements comme le Body positive, qui est axé sur l’idée d’aimer votre corps tel qu’il est. Si vous avez besoin de faire du sport, faites-le si ça vous permet de vous sentir mieux. Mais il ne faut pas se sentir obligé·e de faire du sport pour pouvoir correspondre à des normes physiques. Le Body neutrality est aussi une très belle piste. Ce mouvement dit qu’on ne doit pas aimer son corps pour la forme qu’il a, mais qu’on peut apprécier son corps pour ses capacités à se mouvoir. Il y a cependant des critiques du Body neutrality, c’est notamment l’aspect un peu validiste : qu’en est-il lorsque le corps ne peut pas se mouvoir en raison d’un handicap ?


En matière de pistes, on peut aussi s’inspirer des luttes menées par d’autres. Par exemple, du côté des populations afro-descendantes. Les réappropriations des corps noirs et leur valorisation sur la scène médiatique. Des artistes, comme Beyoncé et J. Lo, ont eu un impact énorme et ont permis de mettre en valeur des formes, des courbes, des corps qui ne sont pas dans les normes de minceur et de blancheur. C’est une contestation de ce modèle unique de la femme blanche très mince.
Une autre piste essentielle à mon sens est de développer une critique du monde, de l’économie de marché et du capitalisme. Car, comme on l’a dit, le corps touche à la société de consommation et à la création de nouveaux besoins.

Est-ce que ça évolue pour les hommes également ?

J’ai l’impression que pas grand-chose n’est venu remettre en question cette importance de coller au cahier des charges d’une forme de masculinité hégémonique. La force physique reste un élément très présent dans cette définition de la masculinité.
Cependant, on peut se demander si certaines évolutions actuelles, comme le développement des produits cosmétiques pour les hommes, par exemple, pourrait avoir des conséquences sur les injonctions faites aux hommes. Je n’en suis pas si sûre… Car là encore, on est surtout dans la création de besoins liés à la société de consommation.

Critiquer l’idéal du corps « parfait » ou parler d’aliénation aux normes physiques n’est-ce pas aussi une forme d’injonction ? Alors même que pratiquer une activité sportive pour une femme peut être un moyen d’émancipation. Faire du sport, prendre soin de son corps, n’est-ce pas l’opportunité de favoriser plus de bien-être, et même de résister en tant que femme ?

Oui, très probablement. Il y a ce balancier à faire entre les injonctions et les choix individuels, la liberté, l’autonomisation, l’émancipation. Et il y a tellement de pression. Je pense par exemple aux femmes qui ont eu un enfant et à cette injonction à se remettre en forme, à se réapproprier son corps. Et à la fois, cela permet de quitter la maternité pour un court instant et de se retrouver seule. Là on est dans l’ouvrage de Virginia Woolf, Une chambre à soi, qui invite à trouver ce moment à soi, cet espace à soi, qui est extrêmement important pour pouvoir sortir de ce monde de domination et d’injonctions.

« Je pense par exemple aux femmes qui ont eu un enfant et à cette injonction à se remettre en forme, à se réapproprier son corps. Et à la fois, cela permet de quitter la maternité pour un court instant et de se retrouver seule »

Il y a un autre livre très intéressant, dont le titre n’a pas été choisi par hasard, c’est Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie. Cet ouvrage permet, selon moi, de se réconcilier avec son corps et avec ses pratiques de beauté et d’esthétique. L’autrice y explique entre autres qu’avec les premiers mouvements féministes, il y a eu une mise à distance de toutes les questions liées au corps, parce que le corps était considéré comme un outil d’aliénation. Plus récemment, avec le mouvement MeToo notamment, le corps est revenu au centre des débats féministes. Cette récente bataille du féminisme, c’est la bataille de l’intime. Il s’agit de redonner le sentiment aux femmes qui prennent soin de leur corps que c’est aussi prendre soin de soi. Dans son ouvrage, Camille Froidevaux-Metterie essaie de réconcilier un peu ces approches qui sont culpabilisantes dans beaucoup de visions féministes.

L’autrice développe aussi une théorie sur le fait que l’investissement dans le corps, dans la beauté, dans l’esthétique, n’est pas forcément un investissement dans le but de plaire aux hommes. Et que, par ailleurs, ça peut permettre aux femmes d’acquérir une forme de pouvoir. Le pouvoir, mais pas dans le sens « Je suis plus belle qu’une autre et donc je vais mieux réussir ». C’est plutôt que ce qu’on appelle la théorie de l’ornement, à savoir la capacité d’utiliser son corps pour se donner confiance en soi. On touche là à l’agentivité3 des femmes et aux stratégies qui peuvent être mises en place par les femmes à plusieurs niveaux, individuel, collectif, pour reprendre du pouvoir sur leur corps. C’est essentiel, je crois, car il faut éviter de culpabiliser ou de dénoncer les femmes qui seraient très investies dans les pratiques du corps. Le danger de la dénonciation de culte du corps serait d’accuser les femmes qui le pratiquent d’être complètement aliénées.
C’est donc important cette balance entre d’un côté l’aliénation aux normes de beauté et la soumission à une société de consommation et, de l’autre côté, l’utilisation des techniques de beauté et la pratique d’une activité physique comme forme d’empouvoirement (de l’anglais empowerment). Rester d’un côté ou de l’autre, prôner une seule approche serait disqualifier les femmes.

Céline Teret, Question Santé

Notes et références

  1. Manière de réduire la femme à un statut d’objet, ou encore à considérer les parties de son corps comme des objets et de la réduire à ses caractéristiques sexuelles (définition issue de https://fr.in-mind.org/fr/article/le-corps-feminin-un-objet-comme-un-autre-aux-origines-de-lobjectification-des-femmes) ↩︎
  2. Idéologie défendant une position dominante des hommes dans la société, prônant une résistance à l’égalité entre les hommes et les femmes et percevant le féminisme comme une menace pour les hommes ↩︎
  3. L’agentivité est la capacité d’agir sur les autres et sur le monde. ↩︎
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